Confinement
"La solitude, c'est la détresse de ne pas avoir de langage"
Montaigne
Montaigne qui fut élu deux fois maire de Bordeaux a pu faire un amer constat dans ses Essais: " Le bien public requiert qu'on trahisse, qu'on mente et qu'on massacre." Il a certes connu la peste à Bordeaux, les tueries de la Saint-Barthélémy, mais sa pensée mérite qu'on s'interroge sur les travers et perversions des hommes d'Etat.
Montaigne, Les Essais.
La Méditerranée, mer de nos langues
Louis-Jean Calvet retrace dans cet ouvrage qui a reçu le prix Ptolémée en 2016 le façonnage des neuf langues parlées autour du bassin méditerranéen en évoquant en premier lieu le rôle fondateur des Phéniciens, la base des premiers alphabets, l'apparition du phonétisme et les premiers textes puniques qui semblent être aux racines de l'arabe d'aujourd'hui. Quant à l'hébreu, langue du Livre, elle est devenue une langue mythique au XVIe siècle, mais elle est aujourd'hui une langue parlée essentiellement par les religieux. Elle semble aujourd'hui engloutie en Israël par les diverses langues des migrants juifs, russes, allemands, français et autres. On ne peut parler de la Méditerranée sans évoquer les empires grec et romain. Alexandre le Grand a conquis un empire jusqu'aux confins de l'Inde et a par conséquent laissé une trace indélébile dans les parlers des peuples conquis, notamment lors de la construction de nouvelles villes, dont Alexandrie en Egypte a laissé une belle place dans l'imaginaire collectif. Cependant les troupes d'Alexandre venues de Macédoine, constituées d'alliés, de mercenaires s’exprimaient en divers dialectes ou parlers, ce qui permettra la naissance d'une langue véhiculaire, la koiné, qui grâce à l'armée deviendra une langue administrative parlée de l'Egypte à l'Indus et qui coexistera plus tard avec le latin. Le latin, ce dialecte parlé par peu de locuteurs dès ses origines et dont le centre géographique est enclavé dans les régions où l'on parle l'étrusque, l'osque par exemple va s'imposer comme la langue hyper centralisatrice qui donnera naissance à nos langues romanes que sont le français, l'espagnol, l'italien, le roumain, le corse, le sarde, le provençal, l'occitan et autres dialectes locaux. A la chute de l'Empire romain, ce morcellement d'unités va imposer de nouveaux parlers et condamner à long terme le latin réservé à une élite intellectuelle qui ne tiendra pas ou peu compte de l'irréversibilité du phénomène. A la mort de Mahomet en 632, l'arabe est une langue parlée par des tribus bédouines, mais inlassablement les troupes musulmanes vont conquérir ce monde méditerranéen de manière concentrique de l'Indus à l’Espagne avec pour capitale Bagdad. Puis viendront le temps des Croisades, qui constitueront également des chocs civilisationnels, qui mettront en lumière les incompréhensions de deux mondes, l'un chrétien, l'autre musulman et une lutte sans merci. La Reconquista permet au monde chrétien de reprendre pied dans la péninsule ibérique, mais met en abyme le cas particulier de la langue espagnole truffée de vocables arabes, tout comme à Chypre et à Malte.
Puis l'auteur met en avant quelques mots typiquement méditerranéens comme l'olive, l'huile et le pétrole, ces trois mots aux destinées bien singulières et qui constituent aujourd'hui des données économiques mondiales. Ensuite Louis-Jean Calvet se penche avec une acuité particulière sur l'histoire des truchements, des drogmans, issus d'écoles de traduction spécifiques, mais qui ont toujours suscité la suspicion compte tenu de leurs connaissances des langues à interpréter, ce qui permet à l'auteur de conclure son ouvrage sur les politiques contemporaines de préservation des langues, de leur reconnaissance internationale, de rappeler l'histoire des pays autour de la Méditerranée, notamment la Turquie et la Grèce. Des tableaux statistiques permettent de mieux comprendre les flux inégaux de traduction. C'est pour quoi Louis-Jean Calvet milite pour une approche écolinguistique et géopolitique des langues de la Méditerranée.
Louis-Jean Calvet, La Méditerranée, mer de nos langues, éd. Biblis, 382 p., 10,00€
Interview Pierre Lemaitre
Dans le Monde des livres paru le 9 janvier 2020, Pierre Lemaitre considère que son roman est politique lorsqu'il évoque le discours du personnage Désiré Migault à la page 377, cet usurpateur à l'intelligence hors norme qui prend la parole au sujet des étrangers partis sur les routes devant l'avance terrifiante des troupes allemandes. Cette épreuve a révélé pour lui les instincts les plus bas, les égoïsmes mais chez d'autres qui ont vu la lumière elle a révélé la solidarité, l'amour d'autrui. Il faut donc choisir son camp et être ensemble devant les épreuves. Pour l'auteur, ce que nos aïeux ont vécu en 1940 se manifeste aujourd'hui dans le fait que l'humanité n'est non plus guidée par des valeurs, mais par les peurs et les terreurs.
Le Monde, Le Monde des livres, 9 janvier 2020
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Derniers volumes de la saga de Romain Rolland qui dans les derniers tomes écrit la tragédie d'une génération qui va disparaître, happée par la montée des nationalismes et la déflagration de 1914. Christophe est une sentinelle de vie, de renaissances, une vigie accablée par le fardeau de tâches surhumaines, un passeur qui découvre un monde en pleine mutation, qui retrouve Grazia et sa fille, qui retrouve le fils d'Olivier mais qui recherche la beauté et la force, lui le sage qui demande à l'humanité d'être plus grande et plus heureuse que sa génération.
Romain Rolland, Jean-Christophe, éd. KIndle
Miroir de nos peines
Pierre Lemaitre signe le troisième volet de son triptyque consacré cette fois-ci à l'exode de 1940, en campant peu de personnages, mais tous unis par ce désir de fuir l'avancée allemande, de fuir des secrets de famille, certains dotés d'un héroïsme ordinaire, d'autres les armes à la main, mais tous sont mus par le désir extraordinaire de survivre à cette débâcle, ce maelstrom qui façonnera ou engloutira les protagonistes. Tous les personnages se retrouveront au centre du cercle, autour de Désiré un personnage haut en couleur, une espèce de caméléon, un trublion sociétal. Nous retrouvons Louise, la petite fille rencontrée dans Au-revoir là-haut, héroïne principale du roman, à la recherche d'un frère ; nous faisons la connaissance de Raoul, homme au mille ressources accompagné de Gabriel, un camarade de combat. Nous découvrons Jules, un restaurateur au cœur tendre premier témoin des interrogations de Louise. L'épilogue du roman fait résonner le récit comme une biographie ou comme une invite à une suite inéluctable.
Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines, éd Albin Michel, 537 p., 22,90 €
Garovirus
Une image astérixienne du COVID. Méfions-nous de lui, il est peut-être ce qui préfigure la théorie des collapsologues.
Uderzo-Goscinny, Astérix chez les Helvètes. (Le gouverneur Garovirus.)
Lire pendant le confinement
Une petite chronique de Sylvain Tesson sur France Inter:
Giono, Tourgueniev et Zweig au secours du confinement
Sylvain Tesson rappelle que le président Emmanuel Macron a incité les gens à lire. "Je me suis précipité sur deux petits romans qui parlent de la retraite, c'est "Le joueur d’échecs" de Stefan Zweig, et "Le journal d’un homme de trop" de Tourgueniev, c’est la possibilité de s’échapper en lisant ou en écrivant".
Les auditeurs interpellent Sylvain Tesson pour lui rappeler que les journées confinées sont surchargées en télétravail, scolarisation à domicile, prises de contacts avec les plus fragiles, ils n'ont pas le temps de relire Balzac ni Faulkner.
Tesson cite aussi la fable de La Fontaine, "Les animaux malades de la peste", où l'on voit les animaux s'adonner à toutes sortes de procès, pour chercher des coupables. "Cela révèle toutes nos mauvaises passions, la peur, la jalousie, l’envie, l’amertume. Alors que dans "Le Hussard sur le toit", avec Giono, il y a un procès spirituel. Ceux qui avaient peur de la contagion attrapent la maladie, ceux qui n’avaient pas peur, les plus nobles, étaient épargnés".
Lisons, méditons, comprenons.
La panthère des neiges
Un hymne à la nature. Que peuvent 5000 panthères des neiges face à 8 milliards d'humains? Le combat est perdu d'avance pour la Nature. L'homme l'a creusée, nettoyée, lessivée pour finalement en être le fossoyeur. Au-delà de la survie de la panthère, il en va de la survie du règne animal, de la Terre et donc de l'humanité. A ce sujet Sylvain Tesson range l'homme en trois catégories devant le spectacle de la nature : le chasseur, le contemplateur et l'aventurier. Sa langue, son style claquent comme des coups de fouet, sa pensée ressemble à un véritable rasoir, contemptrice du genre humain. L'auteur est désenchanté mais lucide et certains passages feraient pleurer, notamment l'invasion non policée de la Chine au Tibet, le viol de ce pays antédiluvien, les yacks, les loups, les nomades sont condamnés par le progrès destructeur. Sylvain Tesson a construit son témoignage en trois parties comme une initiation maçonnique : l'approche, le parvis, l'apparition qui rappellent le cabinet de réflexion, les trois voyages et la réception de la Lumière, car oui, avoir vu ce félin est pour lui comme une révélation, une quête sans fin, les premiers pas sur un nouveau chemin. A l'heure où le coronavirus a confiné un milliard d’humains, contemplez le spectacle de notre monde, prenez des jumelles, un appareil photo et vous comprendrez la peur des animaux quand ils nous croisent, vous comprendrez que nous sommes constamment regardés.
Sylvain Tesson, La panthère des neiges, éd. Gallimard, 166 p., 18 €
Le dépit amoureux
Cette pièce de Molière fut représentée pour la première fois à Béziers en 1656 sur le parvis de la mairie à deux pas de la cathédrale Saint-Nazaire. Au-delà de la comédie d'intrigue à l'italienne, on perçoit chez Molière le futur canevas des succès à venir, Le bourgeois gentilhomme, Les précieuses ridicules, notamment la scène mettant en jeu Métaphraste, un pédant latinisé et Albert, le père de Lucile, un cousin pas si lointain que cela du Bourgeois. On sait que Molière est attiré comme un aimant par les caractères et les mœurs de la société. Il s'est inspiré certes d'une pièce italienne mais en lui donnant de la chair, une vivacité d'écriture et en produisant une peinture en relief des relations sociales de son temps : le jeu des domestiques et leur place, le rôle du père, le cœur des jeunes filles et la raison parfois bornée du pater familias tempérée par une certaine bonhomie, bref tout ce qui fait de Molière un génie du classicisme français. Voltaire admirait particulièrement la scène de la brouille et du raccordement.
Molière, Le dépit amoureux.